Des éleveurs désemparés face à leurs troupeaux malades
Mortalité anormale, baisse de la production de lait… Des éleveurs accusent parcs éoliens ou lignes à haute tension de perturber leurs bêtes. Sans réponse, ils sont démunis et en difficulté financière.
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Il a le front large de ceux qui ne se laissent pas intimider. « Je ne lâcherai rien ! » Fabien Pineau a 29 ans, un élevage de 62 vaches laitières et un caractère bien trempé. Il a repris la ferme de ses parents en 2017 à La Remaudière, une commune de Loire-Atlantique. Dans la stabulation, quelques prim’Holstein, tête baissée, mangent tranquillement du foin à travers les cornadis (qui limitent les mouvements des animaux) ; l’une d’elles se dirige vers le robot de traite ; d’autres déambulent d’un pas nonchalant dans le pré attenant, à l’herbe fournie et d’un vert éclatant. Tout semble normal et paisible sous ce ciel bleu matinal d’octobre. Pourtant, la ferme traverse une crise depuis presque deux ans.
Les choses se sont détraquées à partir de juin 2023. Les vaches ont commencé à produire jusqu’à 4 kg de lait en moins par jour, soit 26 au lieu de 30 kg. La situation s’est détériorée un peu plus à partir d’octobre, quand elles ont été parquées dans la stabulation pour l’hiver. « La fréquentation du robot de traite a chuté. C’était le fiasco. J’étais obligé de pousser quarante vaches par jour jusqu’au robot. » Les boiteries et les mammites (inflammations de la mamelle) se sont multipliées, la qualité du lait s’est dégradée, les bêtes étaient amollies.
« La première est morte le 6 décembre 2023 d’une mammite inguérissable », raconte l’éleveur. Cinq autres bêtes ont succombé au premier semestre 2024, sans explication. « Les autopsies n’ont rien révélé. » Il a bien tenté de modifier leurs rations alimentaires, fait un bilan sanitaire de son élevage, vérifié la mise à la terre sur ses bâtiments… En vain.
Les éoliennes, « le début de mes problèmes »
Selon lui, la cause de ses malheurs se situe à 680 m de sa ferme : les éoliennes, dont les longues pales blanches tournent tranquillement ce matin-là. « La construction a commencé à l’été 2023. C’est le début de mes problèmes. »
Le jeune homme soupçonne des fuites de courant électrique, aussi appelées courants « parasites » ou « vagabonds », au niveau des câbles enterrés qui relient le parc au poste de livraison. En raison de la géologie et de l’hydrologie du sol, ce courant circulerait jusqu’à sa ferme, et dans les éléments métalliques de ses bâtiments, créant un véritable enfer pour les vaches, très sensibles aux décharges électriques.
Pour étayer sa thèse, Fabien Pineau relate ce matin du 1er mai 2024 où il a découvert que ses bêtes avaient repris normalement le chemin du robot. Les relevés de fréquentation en temps réel en attestent, dit-il, document en main. « Le responsable du parc éolien m’a alors appris que le parc était hors tension depuis la veille en raison d’une réparation en cours sur un câble ! » Fabien — qui n’a « rien contre les énergies renouvelables », et a installé un panneau solaire sur sa ferme — estime avoir perdu 100 000 euros en un an.
Cette histoire est loin d’être anecdotique. Des dizaines d’agriculteurs confrontés à des complications semblables accusent des éoliennes proches de chez eux, mais aussi des transformateurs, des lignes à haute tension, des antenne-relais, des panneaux photovoltaïques. La presse locale s’en fait ponctuellement l’écho. Une réalité corroborée par un rapport du ministère de l’Agriculture de décembre 2023.
Selon le questionnaire envoyé aux éleveurs situés à moins de 2 km d’une telle installation électrique, près d’un tiers des 1 015 répondants fait état de « perturbations », élevages laitiers en tête. De son côté, l’autrice Sioux Berger, qui a enquêté sur ce sujet, a recueilli et documenté une centaine de témoignages à travers la France. « J’ai été interpellée quand je me suis aperçue que les symptômes décrits étaient toujours plus ou moins les mêmes », dit-elle. Elle en a tiré une bande dessinée, Le Prix du vent, publiée en 2022.
Réalité de ce phénomène physique
Le cas de Didier et Muriel Potiron, éleveurs près de Nozay, en Loire-Atlantique, est sans doute le plus médiatisé, et le plus emblématique des difficultés auxquelles sont confrontés ces agriculteurs. En 2012, un parc de huit éoliennes a été implanté près de leur ferme. S’ensuivirent dix ans de cauchemar, avec la perte d’environ 450 bêtes. « La concomitance entre l’installation du parc éolien et la survenue de nos problèmes a été reconnue dans de multiples rapports », explique Didier Potiron.
Pourtant, en 2021, l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) a publié un avis dans lequel elle estimait « comme hautement improbable voire exclue que la mise en place des éoliennes ait conduit à générer les troubles » observés dans leur élevage et celui d’une voisine. Le couple a fini par vendre sa ferme et ses vaches en septembre 2022. Mais continue le combat au tribunal.
Les opérateurs énergétiques, qu’il s’agisse du gestionnaire de transport RTE, du fournisseur Enedis ou des promoteurs d’éoliennes, ne nient pas les interférences et les courants de fuite : « Il n’y pas de doute ou de remise en question de la réalité de ce phénomène physique. C’est un problème qu’on prend au sérieux », assure Robin Dixon, chargé de mission environnement et planification à France Renouvelables, qui représente la filière éolienne. Mais aucune étude scientifique ne confirme de lien direct entre leurs infrastructures électriques et les troubles des troupeaux. « Dans 80 à 90 % des cas, les problèmes sont résolus. Il s’agit la plupart du temps d’un défaut sur le réseau électrique ou de mise à la terre dans l’élevage lui-même », estime Robin Dixon.
Vérification du réseau électrique et mises à la terre, remplacement des néons par des LED, abreuvoir installé à l’extérieur, sans oublier les diverses analyses menées sur les bêtes et le fourrage… Maëlle [*] et son mari ont suivi toutes les préconisations des experts depuis la mi-2023. Pourtant, leurs vaches sont toujours aussi peu enclines à boire. La quantité et la qualité du lait diminuent… les rentrées d’argent aussi. Cette éleveuse de Bretagne ne parvient pas à identifier la source de ses problèmes.
Le parc éolien voisin installé en 2017 est-il en cause ? Le terrain très humide sur lequel est installée la ferme favorise-t-il la circulation de courants parasites ? Faut-il incriminer les panneaux photovoltaïques posés sur de multiples bâtiments agricoles aux alentours ? Ou encore le nouveau transformateur ?
« Il y a bien un courant extérieur qui passe dans notre salle de traite selon le géobiologue qui nous suit. Mais l’origine serait multifactorielle, dit Maëlle, qui veut préserver son anonymat. Nous avons obtenu un prêt de trésorerie de la banque pour faire face à nos difficultés. Si celle-ci apprend que ça peut être lié aux éoliennes, elle risque de ne plus vouloir nous aider. »
Au fil des mois, elle a découvert que plusieurs de ses voisins éleveurs étaient aussi confrontés à une baisse anormale de leur production de lait. « Ils n’en parlent pas, ou bien ne veulent pas se lancer dans des démarches, dit-elle. Deux d’entre eux ne sont pas loin de la retraite, ils préfèrent continuer comme ça et laisser leur ferme vivoter. » Parler de ses ennuis ne se fait pas trop dans le métier.
Les géobiologues, tous des charlatans ?
Comme Maëlle, beaucoup d’agriculteurs recourent à la géobiologie, révèle l’enquête du ministère de l’Agriculture. Cette pratique consistant à repérer veines d’eau et fissures du sous-sol est fortement décriée. « La géobiologie est une pseudoscience, c’est une pratique qui relève de l’ésotérisme, du même niveau que la voyance, affirme Robin Dixon, de France Renouvelables. Elle n’est pas encadrée. » Plusieurs de nos interlocuteurs mettent en garde contre les charlatans qui profitent de la détresse des éleveurs. « Beaucoup me contactent pour récupérer les coordonnées des éleveurs dont je relaie les témoignages, déplore Sioux Berger. Ils leur promettent monts et merveilles contre des sommes importantes. »
Pourtant, sur le terrain, le travail de certains géobiologues est reconnu : sur la soixantaine d’éleveurs qui disent avoir constaté une amélioration de la situation, 90 % mentionnent l’intervention d’un géobiologue et 68 % affirment que c’est le seul intervenant ayant permis la régression des troubles observés. « Les éleveurs se sentent seuls, ce qui est une des raisons pour lesquelles ils font appel à des géobiologues, considère le ministère de l’Agriculture, ce qui peut certes paraître a priori discutable, mais qui, à la lecture des témoignages, semble répondre à leurs préoccupations. »
Luc Leroy, géobiologue qui intervient dans plusieurs affaires dans l’ouest de la France, explique utiliser des appareils de mesure (oscilloscopes, pinces ampèremétriques, multimètres…). « La géobiologie, c’est pas que des guérisseurs, des magnétiseurs, c’est aussi une profession. Aujourd’hui, il est acquis que la mesure des courants parasites faibles est très importante. » Par exemple, les installateurs de robots ou de salles de traite font appel à eux. En Loire-Atlantique, le recours à un géobiologue est même préconisé par la préfecture avant tout nouveau projet éolien.
« Une omerta française »
Parcs éoliens, panneaux solaires, transformateurs, mais aussi bornes pour voitures électriques, antennes 5G, robotisation des fermes… L’électrification tous azimuts et le développement exponentiel des technologies multiplient le risque de courants vagabonds. « C’est parfois une goutte d’eau qui fait déborder le vase », dit Luc Leroy. Il existe bien une instance qui vient en aide aux éleveurs concernés : le Groupement permanent pour la sécurité électrique (GPSE), une association rassemblant professionnels de l’agriculture, RTE, Enedis et filière éolienne. C’est lui qui diligente les expertises.
Mais souvent, les résultats de cet accompagnement ne permettent pas d’aboutir à des solutions, regrette François Dufour, éleveur retraité et ancien élu Europe Écologie-Les Verts (EELV) de Normandie, qui a lui-même contribué à créer le GPSE en 1997 : « Il y a des dossiers qui ont abouti, d’autres où les gens ont perdu pied parce qu’il n’y avait pas de réponse technique à leur situation. Beaucoup se sont endettés et, avant de toucher le fond, ont décidé de jeter l’éponge. »
Le GPSE a surtout mauvaise réputation dans le monde agricole, parce qu’il est financé par les énergéticiens eux-mêmes. Beaucoup l’accusent d’incriminer un peu trop vite les pratiques de l’éleveur. Daniel Roguet, président du GPSE depuis trois ans, assure que les experts missionnés sont indépendants, mais reconnaît sans ambages les limites de l’exercice : « Je me suis adressé au ministère de l’Agriculture et à celui de l’Environnement pour avoir une enveloppe beaucoup plus importante et indépendante. Pour l’instant, je n’ai rien obtenu. »
D’autres reprochent au GPSE d’imposer la signature d’une clause de confidentialité pour bénéficier de son expertise. C’est l’une des raisons pour laquelle Fabien Pineau refuse de se faire accompagner. François Dufour n’hésite pas à parler d’« une omerta française », expliquant que certains paysans finissent par obtenir une indemnisation ou délocalisation de leur ferme aux frais de RTE, sans qu’aucune information ne filtre. « À date, au niveau national, cinq relocalisations ont été réalisées ou sont en cours », nous confirme RTE. Qui prend soin de préciser que cet accompagnement « n’est pas une reconnaissance de responsabilité ». La délocalisation fait en tout cas partie des missions inscrites dans son contrat de service public avec l’État depuis 2022.
La parole des agriculteurs ne fait pas toujours le poids face aux géants de l’énergie. Parfois, elle dérange clairement. Ainsi Sioux Berger assure que son mari et elle, qui travaille dans un journal, ont subi des pressions de la part d’un promoteur d’éoliennes dès lors qu’elle a commencé à relayer des témoignages sur sa page Facebook. « Il nous a proposé des compensations contre — je cite — “notre silence dans la presse”. Un jour, nous avons été convoqués au commissariat. L’enquête consistait à connaître nos agissements, et vérifier que nous n’avions pas l’intention de créer une zad. »
Des éleveurs devant la justice
Rares sont les agriculteurs qui tiennent bon face à des procédures à n’en plus finir et qui décident d’aller jusque devant les tribunaux. Les Potiron font partie de ceux-là. La cour d’appel de Rennes a validé en mars 2023 leur demande de nouvelles expertises. Objectif : vérifier que les câbles reliant les éoliennes au poste de livraison sont assez isolés et enterrés suffisamment profonds. Sans nouvelles depuis des mois, ils ont appris en janvier dernier qu’ils devaient verser la somme astronomique de 19 000 euros au cabinet d’études chargé des expertises. « C’est surréel, mais pourtant vrai. On doit financer des expertises pour prouver qu’on est victimes ! » s’indigne Didier Potiron.
Deux autres dossiers sont par ailleurs devant la Cour de cassation : celui d’Alain Crouillebois, dans l’Orne, et celui de Dominique Vauprès, dans la Manche. Le premier se bat contre Enedis qui, en 2011, a implanté une ligne souterraine de 20 000 volts et un transformateur à quelques mètres de ses bâtiments. Quand il s’est résolu à faire déplacer, à ses frais, ces infrastructures, ses vaches se sont remises à vivre paisiblement.
Le second, dont l’exploitation s’est retrouvée sous une ligne à très haute tension, a carrément déplacé son cheptel dans une autre ferme à 5 km. Et tout va bien depuis. L’agriculteur a gagné son procès contre RTE en octobre 2024. Mais le gestionnaire du réseau a décidé de se pourvoir en cassation. « Dans aucune de ces affaires, la preuve scientifique d’un lien de causalité entre la présence des ouvrages et les dommages subis par les éleveurs n’a a été rapportée », répond RTE à Reporterre. « Ils veulent à tout prix éviter une jurisprudence », estime pour sa part François Dufour.